L’expérience qui contredit Artaud,
Bataille, Bernard Noël…
La Terre se réchauffe à un rythme « insoutenable » (rapport officiel du gouvernement britannique, 2006).
Dans un appartement de banlieue, aujourd’hui, un homme devenu d’une extrême sensitivité asphyxie sous la brûlure des gaz d’un incinérateur. Face au refus généralisé de voir que nous vivons « dans le rêve plastique de l’industrie des ordures », impuissant à se nommer le mal qui ronge à sa racine toute l’humanité, seul, il pénètre en vision dans le four de douleur, rencontre au fond de soi l’impasse inavouée et le poison du monde, dans le râle d’agonie et les larmes du deuil, se laisse enfin déclore dans le feu sans mort.
L’expérience nUe vient parmi nous d’un lieu inaccessible à nous. D’un lieu vivant-ici-en-un-être et d’un lieu de l’écriture même. Elle donne le fond et la formule de toute expérience, dans l’épreuve authentique de soi. Il nous suffit, lecteurs, d’accepter de la découvrir comme elle vient, jusqu’au bout, pour en être atteints et ouverts. Car c’est nous, nous, même aveugles, nous maintenant et depuis toujours. Partis d’un lieu commun, de très loin, le mystère-là de la douleur s’est dit poète – et non « poème », car cet écrit n’est pas une trace mais un acte, indéfiniment renouvelé, vierge, jusqu’à cette pureté d’émergence, le chant souverain du mouvement sans bords dans l’abandon consenti : une neige de soleil.
La bande-son de l'expérience nUe :
Entretien avec Aurélien Réal à propos de l’expérience nUe
- En 2003, durant la canicule, tu vis dans un appartement de la banlieue de Paris et, devenu d’une extrême sensitivité, tu asphyxies quotidiennement sous la brûlure des gaz d’un incinérateur. Que s’est-il passé à cette époque en vérité ? Techniquement, comment tu as pu passer de « je ne peux pas respirer » à « je respire » ? Comment t’es-tu mis à respirer autrement ?
Bon, je vais être succinct. Premièrement, c’est la conviction, l’obligation et la passion de me coller à l’atmosphère dans laquelle j’étais à ce moment-là. C’est ainsi : c’est tout empoisonné. Je ne peux pas faire autrement : dès que je sors et même dans mon appartement, c’est envahi de particules de dioxine et autres non nommables, je dis dioxine mais ça ne dit rien non plus, par contre je peux dire ce que ça m’a fait !
Et donc, se coller à ça, se laisser empoisonner, ne pas refuser d’être empoisonné, ne pas fuir tous les symptômes.
Techniquement, c’est un oui, un oui dans sa vérité. Il n’y a qu’un oui dans tout ce qui paraît, il n’y aura jamais eu que oui.
Tu peux toujours dire non, ce qui se produit se produit. Tu peux ne pas être conscient du oui, mais ce qui se produit se produit.
Déjà, être porteur de cette vérité qui est là, qui se donne. Ensuite s’étudier, se laisser envahir par l’atmosphère, se découvrir, se sentir.
Et puis surtout, au fond, s’offrir la grande nécessité d’être ce oui de conscience à ce qui se produit, toujours, c’est-à-dire qu’il y a un processus de disparition. Quelles que soient les modalités, nous vivons tous un processus de disparition, toujours. Et soudain, je me suis dit : mais c’est une aubaine pour moi ! Rien à faire d’une condition plutôt qu’une autre, c’est celle-ci qui me pousse à dire : de toutes façons tout le monde disparaît. On a tous disparu depuis longtemps. Disparais ! Eprouve la chose de ta disparition ! Dans l’empoisonnement, dans le symptôme, dans la douleur !
Mais qu’est-ce que c’est que cette douleur au fond ? Parce qu’une fois qu’on est dégagé du concept de souffrance psychologique, qu’est-ce qui reste ? Il reste la douleur physique. Et la douleur c’est encore un domaine où quasiment personne n’arrive à s’aventurer ! J’ai mal, eh bien voilà, tiens donc ! J’ai mal. Ce n’est pas psychologique, c’est tes yeux, tes poumons, c’est la gorge, c’est de la douleur. Qu’est-ce que c’est que la douleur ? Ça, ça m’a passionné. Qu’est-ce que c’est ? C’était une aubaine pour moi, qu’est-ce que c’est que la douleur ? Qu’est-ce que c’est que cette chose-là ?
Donc techniquement, c’est oui à toutes ces modalités d’émergence de sensations.
Et puis, chaque jour, c’est d’endurer, en fait d’endurer la résistance, ce qui ne veut pas. Techniquement, la douleur elle dit : « tu ne me pénètreras pas ». Elle est dure la douleur, c’est l’identité du corps mental, c’est l’identité ; la racine du mental c’est d’être dur ; en douleur de chair, soi-disant. C’est comme ça qu’on se sent, c’est de la pierre le corps, c’est l’équivalent du minéral. Donc, égale dureté de cette douleur. Mais à partir du moment où il y a douleur, c’est une vulnérabilité : « ah ! tu n’es pas si dur que ça ! » Donc il y a une brèche quand tu as une douleur. Techniquement, je me suis engagé dans cette douleur. J’ai mal de telle façon, je ne cherche pas à aller mieux, je ne cherche pas à me soigner, je ne cherche pas de remède, j’abandonne tous les remèdes. D’accord ?
Donc je n’ai plus cherché de secours. Et j’avais bien compris que tout le monde s’en fout. Les médecins, c’est le mensonge total : tu es seul. Enfin tu es seul avec ta douleur, tu seras seul avec ta douleur ; un jour ou l’autre tu y seras. C’est maintenant pour toi. C’est maintenant pour toi et tout le monde s’en fout !
Je me souviens même, à l’époque, tout le monde s’en foutait autour de moi. Il y avait quelques amis qui venaient me voir, j’étais là en train de crever, ils avaient aussi certains symptômes mais personne n’avait la force de soutenir, je me retrouvais vraiment, concrètement, seul ! Les médecins, n’en parlons pas, les industriels… J’ai pris conscience que le monde entier voulait ma mort. Que moi je voulais ma mort, en tant que moi-corps dur. Moi-corps-dur-ordure, je produisais des incinérateurs. Donc techniquement c’est toutes ces prises de conscience radicales qui me sont venues. Donc tu vois, ça fait des mots qui te disent des points très techniques de sensation, en fait de conscience-sensation. Là tu en finis avec la mentalisation sur la mentalisation. Tu n’es plus à ce niveau. Tu dois n’être qu’un engagement de sensation. Tu n’es plus quelqu’un qui réfléchit. Tu ne peux plus penser dans la pensée ! La pensée pense, la douleur c’est de la pensée, je l’ai bien senti que c’était du langage, le langage de la mort. C’est le langage du « tu ne vas plus être là !». Mais en amont du « tu ne vas plus être là », c’est un espoir du néant qui est somme toute assez sympa. « Tu es en train de mourir ! ». Tu es acté par l’engagement du mourir, tu es en train de partir. Mais tu pars avec la résistance, et ça fait très mal. Ça peut être interminable ; ça peut être un mourir interminable. Ça peut être une éternité du mourir de la douleur. Alors ! S’engager éternellement dans la douleur… ça fait très très mal. Et tous les tortureurs reposent là-dessus, toutes les tortures dans le monde, dans les guerres, reposent sur cet endroit. Ils ne te laissent pas mourir, non ils ne te font pas cadavre. La torture c’est : « Non ne meurs pas ! Il faut que tu sois dans la douleur le plus longtemps possible. »
Etre mort c’est génial, enfin, de ne plus être ; je dirais, sur le plan de l’idéalité, c’est bon, ça va, je ne suis plus là ; c’est un super concevoir ; en fait, l’humanité se conçoit beaucoup plus morte que dans le mourir. C’est la situation dans laquelle nous sommes. Mais toute la résistance qu’il y a, en ce moment justement, à prendre acte de ce qu’il se passe mondialement, repose sur « on ne veut pas s’engager dans la douleur ». En fait, tout le monde fuit la douleur ; le monde fuit la douleur qu’il provoque bien sûr. C’est le vicié du mental sur lui-même, d’accord ; mais la douleur est là de toutes façons ; ce n’est plus uniquement une souffrance psychologique : elle m’a quitté, il m’a quitté, tatata, mon père, ma mère, tout ça c’est du psychologique. C’est ce qu’on appelle la souffrance psychologique. La douleur, c’est ton os qui te fait mal ; c’est la chair ; une articulation ; je n’arrive plus à respirer ; c’est les yeux, c’est des choses qu’on appelle entre guillemets « organiques ». C’est différent ; c’est la même chose mais tu peux souffrir sans être dans la douleur ; et tu peux être dans la douleur sans souffrir, ce qui est mon cas. Tu peux être dans la douleur sans souffrir puisque la souffrance c’est psychologique. Si tu n’as plus de problèmes psychologiques, la psychologie n’existe pas, il ne te reste que la douleur ! C’est pour ça que je fais la distinction.
Donc, techniquement c’est toute cette approche ; tu es seul, c’est énorme ce qui t’arrive, énorme : c’est la solitude totale. Personne ne va te sauver, rien. Qu’est-ce qui te reste ? Mais tu ne meurs pas, tu ne disparais pas comme ça. Et puis, tu n’as pas la force… même de te suicider, d’en finir par toi-même, tu prends un truc, tu t’avales une capsule de cyanure, tout ce que tu veux, non, ou se jeter par la fenêtre (enfin j’étais au rez-de-chaussée donc c’était difficile !). Ça ne m’est pas venu, je ne crois pas, je ne me souviens plus de ça, je ne crois pas que ça me soit venu. Donc, qu’est-ce qu’il te reste ?
Endurer la douleur.
Et puis il y a eu l’écriture ! L’écriture m’a permis de me conscientiser. Techniquement, il y a eu le fait d’écrire qui m’a aidé à m’approcher, à me délivrer des maux par le mot. C’est-à-dire que la douleur ne veut pas parler. Tu étudies la douleur. Dans ses grandes données de base, elle ne veut pas parler. C’est le mutisme même la douleur. Ça veut se plaindre. Ça veut crier. Se plaindre, crier, gémir et subir. Voilà, il y a des modalités comme ça, tu expérimentes toute cette palette. Ça se révolte : « pourquoi ça m’arrive à moi ? » J’ai découvert cela… j’ai fait parler… je me suis laissé… je me suis sondé en tant que parole de la douleur. Parce que ça ne voulait pas parler ! Je n’arrivais pas à dire ! C’était des heures où : « non ; je n’arrive pas à me conscientiser. Mais ce que je vis là, c’est moi qui le vis ! » Je n’arrivais pas à me conscientiser ! Ça ne veut pas se conscientiser.
Donc techniquement, écrire c’était une aide pour m’arracher quelques mots de conscience jusqu’au point où j’ai vraiment été… le corps ne pouvait plus respirer. La dioxine était très forte, enfin toutes les particules pour que le corps meure. C’était vraiment à un point… je l’ai vécu à un point extrême, c'est-à-dire que j’asphyxiais littéralement, à me cloîtrer chez moi. Et dès que je faisais (bref inspir), je sentais les particules d’acier, l’air était saturé, dès que je faisais (bref inspir) ça y est, ça me tuait. Donc là ça devenait… le moindre moment où c’est (bref inspir) Aaaah, chaque respiration, tu as besoin de respirer pour exister encore, mais tout ce que tu fais (bref inspir) c’est… Donc il fallait que j’arrête de respirer, je n’avais pas le choix ! La seule façon de m’en sortir c’était d’arrêter de respirer. Alors je me suis engagé dans une expérience d’apnée de plus en plus longue, techniquement. Je me suis lancé dans une pratique intensive d’apnée. Je me suis expérimenté à retenir le plus longtemps possible le souffle.
- C’était par instinct de survie ou est-ce que tu cherchais une autre façon de respirer justement ?
C’est la même chose. Tu n’as pas trop le choix à ce moment-là, tu ne sais pas, il y a une seule chose : tu n’arrives pas à quelque chose, donc tu cherches, ça se cherche dans tous les sens en tous les cas, - je ne sais plus s’il y a un chercheur -, mais l’organisme il se cherche tout seul, il cherche à s’en sortir, lui. Donc c’est la survie, c’est tout ce que tu veux, c’est la conscience ; on est là dans la mayonnaise, l’expérience-limite radicale, relative à fond, à fond de relatif.
Eh bien je me souviens que je restais sur mon lit, du matin au soir, le plus longtemps possible, je n’avais nulle part où aller, de toute façon, dès que je me levais : « aaargh » Donc il y a des moments où je ne restais plus qu’au lit et (bref inspir). Respirer le moins possible, prendre le moins d’air, et puis durer. Je vous passe les détails. Et il est arrivé un moment où je pouvais rester très longtemps sans prendre presque rien. Je suis arrivé à prendre très très peu, très très peu de particules pour garder le corps dans sa possibilité de vivre. Ça s’est enfoncé comme ça, pendant des mois où, à de très nombreux moments, j’avais la conscience que je ne respirais plus. Je restais très longtemps, très longtemps, sans prendre plus aucun air. Jusqu’au moment où une poche s’est crevée, à l’intérieur. Il y a eu une poche, comme un ballon qui a pété, … la sensation d’un nouveau type d’oxygène… Il y a eu de l’oxygène qui est arrivé de derrière… de l’intérieur… Oui, je ne peux pas dire autre chose. Oui, c’est une respiration totalement interne qui a surgi.
C’est-à-dire que l’organique devient alors un lieu d’oxygène, un lieu de respiration autonome. Il y a eu ce moment où j’ai viré de l’autre côté, je crois, quelque chose comme ça il me semble.
Je ne dis pas que je suis indemne totalement, ce n’est pas ça que je veux dire, je n’en suis à mon sens pas là. Mais il y a une phase décisive qui a été traversée, et il y a, depuis, un niveau de pollution qui ne m’atteint plus.
- Ce qui m’a beaucoup frappé dans le voyage que tu vivais c’était que tu réalisais ton impuissance, et c’est à partir de ce contact avec l’impuissance totale qu’il y a eu le déblocage.
Oui, il n’y a rien à faire, tu meurs, tu meurs. Point ! Maintenant, découvre, assiste au processus. Tu meurs, tu meurs ! Tu glisses dans le processus du mourir !
Toutes les expériences sont ajournées. Tu peux toujours… non, là c’est fini. Tu n’arrives plus à respirer c’est tout. Et d’ailleurs il n’y a plus que ça ! Tu es coincé là.
Il n’y a plus personne, tu es tout seul. Tu es tout seul ! Tout le monde est tout seul. Personne ne peut t’aider. Il n’y a personne qui viendra te sauver. C’est l’ultime. C’est l’ultime liberté.
- C’est un endroit de méditation active où tu n’as pas eu peur de te conduire. Est-ce parce qu’on n’est pas suffisamment conscient qu’on meurt ?
- Exactement, le mourir vous échappe, échappe aux gens. Le mourir est une échappée.
- C’est une force que tu as eue.
- Et je continue.
- Est-ce incontournable de se proposer des expériences-limites ?
- L’univers est fabriqué ainsi, non ? La preuve ! De toutes façons, ça se passe !